Séquelle
Par Stéphanie Durand-Gallet

À l’occasion de la parution de Séquelle, livre d’artiste publié par Nicaise, la revue Art & Métiers du Livre nous a réservé une belle présentation:

«Suite d’histoires ou histoire d’une Suite» : ainsi Frédérique Martin-Scherrer résume-t-elle la longue gestation qui vient de donner naissance à Séquelle, un ouvrage publié par la Librairie Nicaise. L’aventure est en effet peu commune. Il y a 30 ans, inspiré par la lecture de trois nouvelles de Borges, Petr Herel réalise 10 eaux-fortes qui mettent en mouvement monstres anthropomorphiques et personnages fantasmatiques. Jean Tardieu les voit, au hasard d’un atelier, et s’en inspire pour élaborer un texte, sorte de «fermentation verbale» qui aboutit aux fameuses Réductions, concentrations phonétiques elles aussi monstrueuses : «Vafreptussou Pousagimbules»: «deux mots, un pour chaque personnage, dotés non d’un genre, comme le sont les mots, mais d’un sexe» explique Frédérique Martin-Scherrer, spécialiste de Tardieu. « Il a privilégié, dans la moitié “mâle” et la moitié “femelle” de sa description, les phonèmes les plus caractéristiques des termes fortement chargés de connotations sexuelles. Le langage s’est dévoré luimême pour accoucher d’inquiétantes chimères».
Les deux protagonistes ne se rencontreront jamais. Jean Tardieu oublie le nom de son «graveur visionnaire», Petr Herel quitte la France pour l’Australie… Les estampes et le texte qu’elles avaient inspiré sont édités à part, à des dates et dans des lieux éloignés. C’est à Frédérique Martin-Scherrer que l’on doit la renaissance et l’achèvement de ce projet. Avec pour façonneurs les jeunes acteurs de la bibliophilie contemporaine que sont, d’un côté, Pierre Walusinski, qui a repris la direction de la Librairie Nicaise, et de l’autre, Pierre-Marie Jamart et
Guillaume Crouzet, de la Zone Opaque. Le livre est relié dans une couverture souple en matière plastique aimantée, recouverte de papier Japon. Il a été conçu dans l’esprit d’un cahier d’archéologue. Le lecteur, qui est voulu aussi chercheur, avance page par page, strate par strate, jusqu’au «trésor» à l’origine de tout – les Réductions de l’écrivain et les gravures tirées sur papier Japon – conservé au coeur de l’ouvrage aux allures de vulve protectrice. Les plaques gravées par Herel ne sont pas sorties intactes de la longue attente. La rouille a fait son œuvre. Mais la matière, livrée à elle-même, a donné naissance à de nouvelles images, a effacé ou révélé certains motifs. Et, par le plus beau des hasards, a rejoint ainsi l’obsession de la dévoration, de la réduction, de Tardieu. Ces plaques n’ont pas été rayées, comme c’est l’usage, une fois l’ouvrage achevé. Elles ont été découpées et les motifs ainsi isolés ont été imprimés en autant d’inclusions – qui parfois agrémentent, qui parfois font sens – dispersées au long des pages. Elles ont ainsi été conviées à participer à leur propre fin. Car c’est bien de cela qu’il s’agit: d’un projet mille fois repoussé qui trouve enfin son aboutissement – et par là même sa mort – après avoir réuni à son chevet de formidables énergies créatrices.
Stéphanie Durand-Gallet

Art & Métiers du Livre
n°272 mai-juin 2009, p. 52-61
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